Les marins de Granville à l'Assemblée Nationale

Bibliothèque Nationale de France




« La Nature, encore dans la vigueur de sa jeunesse, imprima dans ses premiers ouvrages toute sa force, toute son énergie. Un courage mâle, une fierté indépendante, furent le partage de l'homme des premiers temps : mais bientôt, enfant dégénéré, l'homme perdit la conscience de sa dignité primitive ; & l'on vit, à la honte de l'humanité, l'intrépide Romain élever des temples à la Peur. Il en manquait au Despotisme ; ils souillèrent le sol de la France. Qui l'eût cru, que ces monuments de notre avilissement feraient place à des monuments de notre gloire ? Immortels Régénérateurs, c'est le triomphe de vos généreux efforts. L'édifice auguste de la Constitution s'élève sur les débris de l'édifice gothique & bizarre des préjugés. Égalité de droits pour tous les hommes, telle est la base sur laquelle il repose.

Et nous aussi, nous sentions le besoin d'une Constitution libre. C'est dans un autre hémisphère, c'est dans des contrées séparées de nous par la vaste étendue des mers, que le Marin, vainqueur des flots, retrouve dans l'élève farouche de la Nature, une image imparfaite de ce qu'il fut d'abord, avant que les tyrans lui eussent enlevé la plus précieuse de ses facultés. Il était dans nos âmes ce feu sacré qui déposa l'Être suprême,  & que vous y avez rallumé. Et ne s'élevait-il pas invisiblement à la hauteur de la Liberté, celui qui, échappé au despotisme des tyrans, s'accoutumait à ne plus redouter que le caprice des vents et des tempêtes ?

Aussi, Messieurs, votre doctrine sublime trouva-t-elle chez les Marins ses plus zélés partisans, ses plus ardents apôtres. Votre justice, votre impartialité, nous furent les garants d'un sort plus heureux.

Devant nous s'ouvrait une plus noble & plus vaste carrière ; & voilà qu'aujourd'hui, dans le Temple même de la Liberté, on veut relever l'idole de cette inégalité monstrueuse qui faisait notre opprobre ; & voilà que sous les yeux même de ses gardiens les plus incorruptibles, on ose menacer cette précieuse conquête de votre patriotisme.

Un asile s'est élevé à l'Aristocratie proscrite du milieu de vous. C'est-là qu'elle fait revivre encore, sous d'autres noms, ses distinctions insultantes ; c'est-là qu'on distribue les encouragements & les secours en raison inverse des besoins, & que les privilèges, frappés par vous d'une réprobation si marquée, se reproduisent avec plus d'audace que jamais. Ce dernier asile de l'orgueil, nous devons à tous nos frères les Marins, nous devons à ceux qui nous succéderont dans cette carrière utile, nous nous devons à nous-mêmes, de le dénoncer c'est le Comité de la Marine.

A Dieu ne plaise, Messieurs que nous accusions vos intentions : nous préserve le Ciel d'une pareille injustice. Mais il est impossible de se le dissimuler, ce Comité est composé presque tout entier d'hommes intéressés à perpétuer les abus privilégiés, d'hommes dont l'égoïsme n'a pu encore s'élever aux sentiments d'impartialité qui vous caractérisent ;  prodiguant tout à l'enfant gâté de la faveur & de la fortune, criminellement parcimonieux pour l'utile, enfant de la Patrie laissant à la Marine Royale tous les droits  qu'elle avait usurpés, n'accordant à la Marine Marchande qu'une perspective incertaine & presque nulle ; comme si son utilité était pour elle un titre d'exclusion ; comme si, par une fatalité singulière, les connaissances pratiques étaient inutiles ou plutôt dangereuses & que l'alliance de la pratique à la théorie ne dût pas porter la Marine à son plus haut degré de perfection. Telle est Messieurs, & telle sera toujours l'influence de l'orgueil & de la vanité.

Les principes injustes & monstrueux de ce Comité, principes destructifs de cette égalité précieuse si solennellement reconnue dans la Déclaration des Droits de l'Homme & du Citoyen, sont marqués au coin de cet esprit de domination, dont ces êtres ci-devant privilégiés n'ont pu se dépouiller ; & dans le fait, qu'avions-nous droit d'attendre d'individus pour la plupart choisis dans une classe ennemie ? Tant que nous compterons parmi ceux qui sont chargés de veiller à nos intérêts, si peu d'hommes intéressés à nous défendre ; tant qu'on écartera avec affectation ceux qui seraient capables de jeter des lumières sur cette matière importante, de s'opposer efficacement à l'invasion de l'aristocratie ; tant que les rédacteurs du Code nautique n'auront navigué que sur la mer orageuse des Cours ; n'en attendez rien d'équitable, rien d'impartial. Toujours regrettant ce qu'ils ont été, toujours reposant leurs regards sur une foule d'abus qui leur était si favorables ; ils ne verront rien qu'à travers leurs passions favorites, la vanité & l'envie de dominer ; & nous aurons des Loix* telles que l'égalité y sera méconnue, telles enfin que l'ancien régime nous les eût données. C'est donc avec la plus grande confiance que nous nous unissons à tous nos frères les Marins, pour vous supplier d'adjoindre au Comité, chargé de cette partie, un certain nombre d'hommes pris dans la Marine Marchande.

Une chose aussi monstrueuse, & que nous ne pouvons ni ne devons passer sous silence, c'est le monopole qui a toujours été exercé sous le nom de quatre & six deniers pour livre de retenue sur tous les bénéfices des Marins, pour la prétendue Caisse des Invalides, dont la majeure partie était la proie de gens très-valides, & qui même n'avaient aucun rapport à la Marine.

Il est de notoriété publique, que depuis 1786 il n'est point entré dans la Classe des Invalides du quartier de Granville aucuns Marins ; il en est cependant mort une grande quantité. Que deviennent les fonds de la prétendue Caisse des Invalides, & à quoi sont-ils employés ?

Si contre la foi des Ordonnances on refuse d'accorder la paye d'Invalide aux Marins, qui ont prodigué leur sang au service de la Patrie, & payé toute leur vie & sur tous leurs bénéfices cette imposition, qui ne les exemptait pas de payer celles auxquelles les autres Artisans étaient assujettis par les Rôles des Tailles & Capitations ; ils payaient plus que ces derniers, qui ne serve la Patrie ni par mer ni par terre, & jouissent de tous leurs bénéfices sans aucune retenue ; il est donc de la plus grande justice de supprimer cet impôt odieux que l'on perçoit encore tous les jours, puisque les Marins qui ont atteint l'âge marqué par les Ordonnances ne les reçoivent point, quoiqu'il n'y en ait qu'une très-petite quantité qui y parviennent, & que la majeure partie perdent la vie par le canon de l'ennemi, ou par les naufrages qui sont si fréquents dans l'état de la navigation, avant que d'y parvenir. Il serait même impolitique de laisser subsister cet abus, qui serait toujours une source de mécontentements, qui pourraient dégénérer en insubordinations & insurrections, ce que les bons Patriotes ont le plus grand intérêt d'éviter, afin de rendre la tranquillité publique à l'avenir plus stable dans toutes les parties qui composent la Monarchie Française.

Après des motifs d'intérêt général, nous serait-il permis de vous en présenter un d'un intérêt local ? Nous avons sous les yeux un projet de Décret sur l'organisation de la Marine, par lequel on propose d'établir des Ecoles gratuites d'Hydrographie & de Mathématiques dans différents Ports du Royaume, établissements très-utiles & dont votre sagesse sent tout le prix ; mais quelle a été notre douleur en nous voyant privés encore de ce précieux avantage.

Qu'avons-nous fait pour mériter pareille exclusion ? Granville est un port de mer, qui tous les ans équippe* pour la pêche de la Morue à la Cote de Terre-Neuve & sur le Grand-Banc, au-delà de cent Navires. Cette seule branche de navigation occupe & fait vivre plus de quatre mille Marins, espèce d'hommes endurcis dès leur enfance aux travaux les plus pénibles, & dont le tempérament formé par l'habitude devient à l'épreuve de toutes les fatigues. Que les autres Villes mieux traitées ne nous opposent pas la richesse & le brillant de leur Commerce. Il sied mal à ceux qui demandent une grâce de vanter leur opulence : serait-ce donc parce que les autres Villes ont tout, qu'on voudrait tout leur accorder ? Certes cette conduite contrasterait bien avec cet esprit d'équité qui dicta toujours vos Décrets. Si le Commerce de Granville n'est pas aussi brillant, aussi lucratif que celui de bien d'autres Ports, il n'en est pas moins précieux à la France en temps de guerre, puisqu'il fournit à lui seul plus de Marins que trois ou quatre de ces Ports réunis. On l'a vu dans la guerre de 1778, fournir seul aux Flottes du Roi dix mille Matelots, non moins robustes qu'intrépides ; & le pays qui donnait à la Nation d'aussi nombreux & braves défendeurs, serait oublié dans la distribution de ses bienfaits ! S'il fallait parler ici de son patriotisme, on verrait que nos Marins se sont montrés les meilleurs comme les plus braves Citoyens, & que si la France n'a point de Matelots plus courageux, elle n'a point de Sujets plus soumis ; elle n'en a pas qui dans ces derniers tems*, ou l'excès du patriotisme en faisait oublier les écarts, aient montré plus de tranquillité, plus de subordination. Cependant, Messieurs, le croirez-vous, ni le zèle & le courage des Marins de Granville, ni leur nombre aussi considérable, ni l'étendue & l'utilité du Commerce de ce Port, n'ont pu lui mériter l'attention de l'ancien régime. Privés d'une seule Ecole d'Hydrographie gratuite, nous n'avions d'autres connaissances théoriques, que celles de quelques Capitaines zélés pour le bien public, qui se faisaient un plaisir de communiquer à leurs Concitoyens des lumières qu'ils étaient allés chercher ailleurs, tandis qu'une Education dont nous eussions profité avec tant d'avidité, était prodiguée à une classe d'individus qui la dédaignaient.

Mais ils sont passés ces temps d'injustice & d'iniquité :  il est venu le temps où les réclamations justes & fondées, trouvent toujours dans les Législateurs de la France des hommes capables de les entendre & de les accueillir. Or nous vous le demandons, Messieurs, qu'eût-ce été si un nombre de Marins aussi considérable, doués d'ailleurs de toutes les qualités physiques & morales qui constituent le véritable Homme de Mer, eussent réuni à la connaissance de la manoeuvre celle dont les premiers éléments leur étaient inconnus ? Car ce n'est pas à des Législateurs aussi instruits qu'il est besoin de l'apprendre, l'alliance de la pratique & de la théorie peuvent seules, par un heureux concours, perfectionner la Navigation, cet objet si digne de fixer l'attention de l'Homme d'État.

Vous avez Messieurs, décrété l'admissibilité de tous le Citoyens à tous les grades, sans autre distinction que celle des vertus & des talens*. Mais ces talens*, il faut les acquérir ; & comment les acquérir, si l'on nous en ôte les moyens ? Ce Décret, qui vous mérita la reconnaissance & l'admiration de tous les Français, ne serait-il donc pour nous qu'une chimère ? incapables de nous procurer les connaissances nécessaires, nous nous verrions donc dans de devenir plus utiles à notre Patrie ! Ah ! cette idée seule nous révolte, nous désespère. Notre fortune, nos bras, nos vies sont à l'Etat, & nous jouissons de ce sentiment. Un nouveau moyen de lui être utile sera pour-nous une jouissance nouvelle. « Donnez-moi, disait un grand Philosophe, de la matière & du mouvement, & je créerai un Monde » : Donnez-nous la théorie & la pratique, & nous créerons une Marine ; mais sans cette réunion admirable, vous n'aurez jamais qu'une force incapable de se diriger, vous n'aurez jamais qu'un corps sans âme.

Telles font les Représentations que les Marins de Granville ont l'honneur de soumettre a votre sagesse. Leur justice, votre équité, nous font un gage de la faveur avec laquelle vous les accueillerez. Ils adhérent formellement à l'adresse de leurs Frères les Marins de Dieppe à l'Assemblée Nationale ; & renouvellent le serment qu'ils ont prêté d'être fidèles à la Nation, à la Loi, & au Roi, & de maintenir de tous leurs pouvoirs la Constitution décrétée par l'Assemblée Nationale & sanctionnée par le Roi.

Arrêté, à Granville, le 8 avril 1791.

Signés : Renaudeau, l'aîné, Président ; Verbois ; Pigeon ; P. Leredde ; Boulmer ; Le Netrel ; Meslier, fils aîné ; Lepellé ; G. Juhel ; Delepaul ;  R. Le Mercere ; La Fosse ; Le Boucher, l'aîné ; P. Caignon, Trésorier ; P. Groud, Secrétaire.

A Avranches, De l'Imprimerie de Le Court, 1791 »

* écrit tel quel



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