Deux évasions mouvementées (1794)

par Pierre Cardot - Bulletin de liaison de l’Association des  « Amis de la Haute Ville  » - 1990 N° 4

[Barthélémy Desvergées était embarqué sur le corsaire « La Liberté » commandé par le capitaine Luc Leredde en mars 1793. Il avait été transféré comme équipage de prise sur un navire anglais capturé ; mais le 15 avril 1793, cette prise fut récupérée par un corsaire anglais et Barthélémy Desvergées fut emprisonné sur les pontons de Plymouth ; d'où le récit de son évasion par Pierre Cardot.]


Pontons anglais dessinés par Louis Garneray (neuf années de captivité 1806-1814)

« Par un beau jour de juillet 1794, la surveillance du port de Granville fut alertée par l’arrivée d’une embarcation qui était prête à aborder. Cette embarcation provenant vraisemblablement d’Angleterre. Vérification faite, on constata que se trouvaient à bord dans un état d’extrême faiblesse deux jeunes hommes, l’un d’eux portant à la cuisse une blessure relativement importante.

À l’époque, les cas de peste1 étaient toujours aussi redoutés et encore assez fréquents. On dépêcha à bord aussitôt le citoyen Olivier Quesnel, officier de santé qui examina les passagers afin de s’assurer s’ils ne présentaient aucun danger de contagion.

Seule l’extrême disette qu’ils avaient éprouvée était la cause de leur état, ce qui fut confirmé après examen par ce spécialiste. Ils furent donc admis peu après à l’hôpital2 situé rue Saint-Sauveur, afin d’y recevoir les soins nécessaires.

La maison commune avait bien entendu été tenue informée et quelques jours après, dûment réconfortés, on décida d’interroger les nouveaux arrivants en présence de plusieurs officiers municipaux.

Le premier déclara se nommer Luc Valton, âgé de 23 ans, officier navigateur originaire de Port Solidor3. Il avait été capturé sur le corsaire l’Épervier de Port Malo (Saint-Malo) ainsi que l’équipage, le 17 mars 1793, par un bateau anglais de 18 canons nommé « Le Signe » à environ 6 lieues de la côte d'Angleterre à travers le cap Lizard pour être conduit à Plymouth. Emprisonné à son arrivée, il reste 3 mois enfermé — terme au bout duquel ayant obtenu son cautionnement, il est transféré à Vanstock.

Profitant dans ce lieu d'une très relative liberté, il cherche à s’évader, il est repris et à nouveau transféré à Plymouth.

Il y reste encore 3 mois emprisonné et cette fois-ci en compagnie d'un marin français Barthélémy Desvergées, âgé de 32 ans. Ce dernier, originaire de Granville, naviguait sur un corsaire de Port Malo qui avait été pris par une frégate anglaise le 15 avril 1793.


Les deux prisonniers n'ont qu'une idée en tête, s'évader, d'autant que le régime de la maison est moins que frugal : 1 livre 1/2 de très mauvais pain, 3 quarterons de viande par jour, une pinte de petite bière.

Toutefois, ils sont visités par des immigrés dont ils donnent les noms : Le comte de Gavray, Muel de Granville, La Barre, Robin fils, Jean Leroy… Ces derniers les engagent à s'allier avec eux — d'autant, suivant leurs dires, que les Anglais ont hâte que la guerre se finisse… Il y a un mécontentement général, des manifestations, des complots, qui ont pour résultat de provoquer l'incendie de 750 maisons à Londres. En cachette, des femmes leur vendent des gazettes qui, quoique fort « aristocratiques », laissent percer la vérité. Les succès remportés en Belgique et dans la Flandre hollandaise par les Français y sont relatés, mieux, les Français qui se sont bien battus et qui ont été faits prisonniers ont droit à des défilés d'honneur réservés aux héros, au son des instruments de musique.

On ne sait si toutes ces informations trouvent crédit près de leurs interlocuteurs. On se contente simplement de les mentionner sans commentaire dans les archives. Ajoutons en outre que nos deux prisonniers reçoivent les visites de patriotes anglais qui leur demandent de prendre parti pour venger la mort de leur Roi et rétablir la religion.

Quoiqu’il en soit, sans doute insensibles à toutes ces belles paroles, nos deux compères, un dimanche à la nuit tombante, réussissent à franchir les murs de la prison ; des sentinelles tirent dans leur direction. Il peuvent échapper à leur poursuite et, après s’être cachés un bon moment, reprennent leur route au milieu de la nuit. Toutefois, Desvergées a été blessé à la cuisse. Il perd son sang, cela oblige les deux fugitifs a se reposer un certain temps dans un fossé.

Il se dirigent sur Vanstock espérant mendier du pain près d’une âme compatissante. Il s’égarent et se retrouvent finalement près d’un camp militaire, où, une sentinelle les ayant aperçus crie sur eux en anglais. Bien entendu, ils se sauvent sans répondre et marchent ainsi pendant trois jours pour gagner la mer.

Ils se nourrissent d’orge et de pommes qu’ils glanent ou ramassent dans les champs. À l’appui de leurs dires, ils ont gardé quelques morceaux de pommes qu’ils sortent de leur poches, lors de leur interrogatoire.

Ils arrivent ainsi dans la baie de Starkey. Après s’être dissimulés dans un moulin abandonné, la nuit venue, ils se rendent sur le rivage. Un bateau de plaisance se trouvait là, mais il n’avait pas les choses nécessaires à la navigation. Un autre à proximité leur parut mieux satisfaire leurs projets. Leur traversée s’effectue sans histoire bien qu’ils aient passé suivant leur expression « sous le vent d’un brick ».

Les officiers municipaux sont apparemment satisfaits de leur déposition mais, ils sont cependant réintégrés sous bonne garde à l’hôpital. La méfiance est encore grande à Granville. Pensons que le siège par les Vendéens date seulement du mois de novembre, c’est à dire environ huit mois.

On va donc soumettre le cas au jugement de Lecarpentier, qui verra, s’ils doivent être gardés ou, au contraire, remis en liberté. Mais, étant finalement peu suspects, ils pourront dès maintenant communiquer avec leur famille.

Là s’arrête le récit de cette équipée et, il est fort probable que nos deux héros ont été appelés à naviguer à nouveau, après avoir bénéficié de l’indulgence de Lecarpentier, qui, en toute impartialité, devait rendre un jugement de pure forme. »

Pierre Cardot

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L’état d’esprit à Granville en 1794

Bulletin périodique de la Société d’études historiques et économiques «  Le Pays de Granville  »  Mars 1913

[En France, l'année 1793 a été la plus terrible de la République. Les Robespierristes ont poussé la cruauté à son paroxysme. Granville a subit l'assaut des Vendéens le 14 novembre 1793].


L'incendie de Granville par les Vendéens, Musée de La Roche-sur-Yon , 1800, Jean-François Hue

« Depuis la destruction des faubourgs, une population démunie de tout avait reflué dans la haute ville. Il avait fallu lui installer des abris et c'était chaque jour pour la municipalité un difficile problème de pourvoir à sa nourriture. La municipalité était dans le plus, grand embarras. « Nous avons entendu, dit-elle, des cris de douleur et ces cris étaient poussés par des mères qui demandaient du pain pour leurs enfants. » […]

La municipalité dut se décider à mettre en place une répartition qui ne donna guère plus d'un litre de blé par semaine pour chaque personne. Il fallait se contenter des rations bien réduites, d'un pain noir et indigeste qu'on fabriquait avec de l'orge blutté, du son, des pois écrasés et des châtaignes. Le bois était devenu si rare qu'on voyait des bourgeois faire sécher des troncs de choux pour essayer de faire du feu. Les bouchers n'apportaient plus de viande à la halle et, comme il n'y avait plus de graisse, on n'avait plus ni chandelle, ni savon. […] Depuis le siège des Vendéens, une épidémie de gale a infesté la caserne des volontaires. […]

La ville entourée de ruines avec ses magasins vides, son commerce anéanti et son port désert, en butte aux violences de réquisitionnaires mécontents, indisciplinés et pillards, était dans un état de détresse qu’elle n’avait jamais connu dans les plus dures périodes de son histoire. […]

Régnier, qui tient dans ses mains la force armée, va disposer d’un nouvel instrument de domination. Le Carpentier va lui donner la haute main sur la Commission militaire et, par la suite, sur la guillotine qu’on va dresser sous les remparts. […] La Commission révolutionnaire, le 1er janvier 1794, s'occupait d'un certain Jacques Dugué, paysan natif de la Mouche, qui avait été arrêté le jour de Noël parce que la cocarde de son chapeau était à l'envers et montrait sa doublure qui était noire. […]

La moindre chose pouvait servir de prétexte à des arrestations, aussi chacun s’empressait-il de se mettre en règle avec la loi. […] On arrêtait de tous côtés les gens les plus honorables du pays. […] Les Granvillais vivaient dans des craintes continuelles. On tremblait à l'apparition de Bouley, commissaire du Comité de Salut public et de son acolyte ordinaire le ferblantier dit le Nantais. »

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Retour d'invalides graciés par le roi d'Angleterre

Histoire des pontons et prisons d’Angleterre…, tome Ier, par A. Lardier (1845)

« … Les malheureux qui firent partie de cet envoi, quand ils aperçurent les côtes de France, éprouvèrent quelques moments de la plus vive anxiété. En abordant Granville , le parlementaire qui les portait fut reçu à coups de canon, et se vit obligé de reprendre le large. On sut bientôt à quoi tenait cette contrariété. Napoléon avait désigné le port de Morlaix comme le seul où aborder les parlementaires Anglais , et après quelques retards, les prisonniers rentrants y furent débarqués. »

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Les marchands et fournisseurs anglais

Histoire des pontons et prisons d’Angleterre…, tome Ier, par A. Lardier (1845)

« That is good for Frenchdogs. » C'est bon pour les chiens de Français.

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Barthélémy Desvergées est libéré (novembre 1794)

Bulletin périodique de la Société d’études historiques et économiques «  Le Pays de Granville  »  Mars 1913

« Les arrêtés du Comité de Salut public du 4 et 5 Novembre faisaient relâcher Marie-Madeleine Renaudeau, avec ses filles, Jean-Baptiste Lucas de St-Aubin et sa femme, les dames Desilles, toute la famille Pringault, Renée Rambourg, Marie Tapin, religieuse, Mathieu Lucas des Aulnays et Michel Clément, capitaines et armateurs bien connus, Marie Lair et ses deux filles, Marcheville, l'ancien receveur des douanes, David, huissier, Barthélémy Desvergers, matelot, Benoît, horloger, tous de Granville ; Marguerite Lavallée de St-Nicolas, ainsi que Barbot, surnuméraire de l’enregistrement à Granville, mais celui-ci n’avait pas eu la patience d’attendre et s’était évadé. »

Barthélémy Desvergées4 est né le 6 janvier 1762 à Granville, décédé le 16 février 1811 à Granville, marin et gardien du port. Fils de Jean François Desvergées et de Marguerite Leguay (union le 27 octobre 1757 à Granville), il s’est marié le 23 mars 1790 à Granville avec Jeanne Marie Thomasse Delepault, née le 18 août 1769 à Granville, fille de Jacques Marie Delepault & Marie Millet. Ils auront 7 enfants :

Françoise Perette (1792-/1850), mariée le 6 décembre 1812 à Granville avec François Laurent Mayeux (1791-1850)

Jean Barthélémy (1796-), marié le 19 novembre 1823 à Granville avec  Adélaïde Jacqueline Costard (1823-)

Jeanne, Marie (1797-1856), mariée le 27 novembre 1820, Granville avec Jean Mayeux (1787-1841)

Julienne (1799-)

Marie Caroline (1801-)

Bonne Virginie (1804-)

Louis guillaume (1805-)

Françoise Perette Desvergées avait été élue en 1812 par le Conseil municipal comme Rosière de Granville. Le 6 décembre 1812, elle épousait François Mayeux, marin de 21 ans et il semble que la qualité de Rosière fût importante à l'époque car le mariage eut lieu en présence de Pierre Lerond, président du Tribunal de commerce, René Monnier de Villeneuve, chef de bataillon, commandant d'armes de la Place, Pierre Hulin, juge de Paix et Jean Cazin, commandant de port.


1 Pourtant : « La peste de Marseille de 1720 est la dernière épidémie de peste enregistrée en France. » (Peste de Marseille, Wikipédia)

2 « L'hôpital général est situé dans le petit fauxbourg. Il a esté fondé en 1683 par ordre de Louis XIV par feu le Sieur de Beaubrian, bourgeois de Granville, pour y recevoir non seulement les pauvres de la ville mais encore les matelots en temps de guerre. Il a de revenu annuel environ 2.000 livres. Il y a une manufacture d'étoupe à calfater à laquelle on occupe les pauvres qui peuvent travailler. La chapelle est dédiée à Saint-Sauveur. Elle est jolie et desservie par un chapelain aux gages de 30 livres par an payables par l'hôpital. Ce chapelain est un des habitués de la paroisse de Granville. Cet hôpital est administré conformément au règlement de 1698 concernant les hôpitaux, en attendant les lettres patentes dont on poursuit actuellement l'obtention. Il y a à présent quatre administrateurs et un receveur qui sont élus tous les trois ans par assemblée générale. Les directeurs nez sont l'évesque, le gouverneur, les curés, le vicomte et le procureur du Roy de la vicomté et le premier échevin comme maire. » - Rapport de SICARD, commissaire de la Marine, du 24 juillet 1731 (Archives Nationales, Marine, C4, 159)

3 Port Solidor à Saint-Servan. Pendant la Révolution, Saint-Servan a été renommée Solidor (1793-1801). (Des villages de Cassini aux communes d'aujourd'hui, « Notice communale » [archive], École des Hautes Études en Sciences Sociales [EHESS])

4 Barthélémy Desvergées sur Geneanet