Un Granvillais en mission aux Antilles (1808)

par Loïc Gaté - loic.gate@wanadoo.fr

J.-B. Le Nétrel, capitaine du Nisus

Depuis 1805, les Anglais ont mis en place un blocus de nos colonies et en particulier des Antilles. A compter de la fin de l'année 1807, plus de vingt-cinq bâtiments basés autour de la Martinique et de la Guadeloupe rendent de plus en plus difficile les mouvements des navires français, ce qui rend extrêmement périlleux le ravitaillement de la Guadeloupe. En outre, en février 1808, les anglais se sont emparés de la Petite-Terre, en mars de Marie-Galante, en avril de la Désirade.

C'est la raison pour laquelle le général Ernouf, capitaine général de la Guadeloupe, a demandé à la France l'envoi de renforts et de munitions.

En cette année 1808, Napoléon décide donc d'approvisionner les Antilles en nourriture et en munitions. A cet effet, il y affecte deux bricks, le Fanfaron et le Nisus. Si le premier est commandé par le capitaine Crocquet-Deshauteurs, le second a pour capitaine un Granvillais, Jacques-Gabriel Le Nétrel (1). Ce dernier est né le quinze août 1766 de Jean et de Marie Rihouet. Il connaissait bien les Antilles pour s'y être déjà battu en 1793 pour reprendre la Guadeloupe aux Anglais. En effet, après s'être embarqué sur la flûte le Marsouin, il fut blessé à la tête et à la cuisse par une bombe alors qu'il commandait le fort de l'épée. A la suite de ce combat, il fut promu lieutenant de vaisseau en 1794. Comme il revenait porter des dépêches en France en décembre de cette même année, il fut fait prisonnier et resta détenu jusqu'en 1796 en Angleterre. A son retour, il fut nommé commandant du brick le Nisus, qui est plus particulièrement affecté à la flotte des Antilles (Martinique, Guadeloupe), qu'il part ravitailler le neuf août 1808 (2).

En effet, depuis le début de la journée, le port de guerre de Brest est en effervescence : les deux bricks le Nisus et le Fanfaron (3) terminent le chargement à bord de la cargaison qu'ils doivent emmener aux Antilles, ainsi que les munitions nécessaires pour engager le combat avec les anglais qu'ils ne manqueront pas de rencontrer lors de ce périple. Quelle animation à une époque où le blocus anglais est tel que bien peu de navires français se risquent à sortir de la rade de Brest!

Il est vrai qu'il est fort aisé aux anglais de faire surveiller par des frégates l'étroit goulet qui fait communiquer la rade avec l'extérieur, tandis que le gros de leurs forces est mouillé dans une baie voisine, prêt à intervenir. Ainsi leur supériorité numérique leur permet d'y être comme chez eux, surveillant l'escadre de Brest, attaquant les convois qui ne peuvent alors passer qu'en profitant des occasions favorables.

Enfin, l'équipage est à bord, le capitaine Le Nétrel donne l'ordre de départ. Des chaloupes entourent maintenant les deux navires pour les remorquer à la cordelle afin de franchir le coude de la Penfeld. Le Nisus s'ébroue et glisse au pied du château qui surplombe toute la rade de Brest. Des chaloupes vont et viennent, assurant les liaisons entre les vaisseaux de l'escadre au mouillage, voiles ferlées et pavillons battants au vent. A leur tour, les deux bricks mouillent dans la rade, attendant que le vent leur permette de sortir du goulet. Mais écoutons plutôt le capitaine Le Nétrel :

« Aujourd'hui, neuf août mil huit cent huit, le vent fut de notre côté car il vint du nord variant du N.-N.-E. au N.-N.-O. grand frais. A neuf heures du soir, nos deux bricks appareillèrent et, sortant par l'Iroise, dirigèrent leur route vers le Raz.

A six heures, au large de la rade de Bertheaume, les sémaphores nous signalèrent l'escadre anglaise dans le nord-ouest d'Ouessant. Une demi-heure plus tard, nos vigies aperçurent une voile dans le nord-ouest à peu de distance; je décidai alors de continuer ma route, le bâtiment détecté ne faisant point attention à nous. Vers sept heures, le vent variant au nord-ouest, nos deux bricks gouvernèrent en direction du bec du Raz qui fut dépassé à huit heures et demie. Au jour, un cutter passa le long de notre bord; il nous salua trois fois du pavillon anglais qu'il arborait alors. Nous ne perdîmes pas de temps à amariner ce bâtiment, nous le laissâmes et nous nous éloignâmes de la terre. Durant les quatre jours qui suivirent, nous ne cessâmes pas de tirer des bordées pour aller vers l'ouest avec un vent qui variait du O.-S.-O. au N.-O. Nous nous trouvions à peu près à soixante lieues dans l'anse d'Ouessant.

Le quatorze août, le vent passa à l'ouest ce qui nous permit de quitter le parage épineux; nous passâmes ensuite entre les Açores et la côte du Portugal. Le dix-huit, nous eûmes connaissance d'une frégate ennemie entre les Açores et Madère et nous manœuvrâmes pour la perdre. Le reste de la traversée de l'Atlantique fut calme.

Le trois septembre, nous visitâmes un brick américain parti de New-York ayant la destination de Surinam. Ses papiers étant en règle, nous le laissâmes partir.

Le douze septembre, nous arrivâmes en vue de la Barbade à deux heures de l'après-midi; nous restâmes aux abords de l'île, les perroquets serrés, tous les ris pris aux huniers jusqu'à six heures. Puis, pour induire les croiseurs ennemis en erreur, nous mîmes toute la voile dehors, direction plein nord. A la nuit close, nous revirâmes de bord et fîmes route pour atterrer sur le gros cap de la Guadeloupe que nous reconnûmes à minuit et demi; puis nous réduisîmes la toile au minimum. A mesure que le jour se fit, nous aperçûmes un brick anglais de vingt caronades de trente-deux sous le vent à une portée et demie de canon. Il manœuvra d'abord pour nous reconnaître mais, notre navire et le Fanfaron ayant continué à nous porter vers lui, il prit aussitôt les amures à tribord en faisant toute la voile possible. Nous manœuvrâmes alors pour le chasser mais il éprouvait la brise du canal et nous étions presque en calme sous la terre; nous ne tardâmes pas à le voir s'éloigner en direction de Antigues. Cette direction nous éloignant de notre route, je pris le parti de gouverner vers le port Louis où je me procurai un pilote pour aller à Basse-Terre. Le vent que nous éprouvions le long de la côte avait donné le temps au brick aperçu le matin de se joindre à d'autres navires de sa nation. En effet, sur les trois heures et demie, nous avions dans nos eaux à la distance d'une lieue et demie une frégate, deux bricks, une goélette et un cutter; nous nous mîmes alors aux avirons et, quoique fatigués, nous mouillâmes à deux heures du matin, le treize septembre dans la rade de Basse-Terre. La division ennemie, au point du jour, était à portée de canon dans la baie.

Le lendemain, on s'occupa de mettre à terre les trois cents quarts de farine, les boulets, le canon, le papier à gargousse et les cartouches qui avaient été embarqués à bord du Nisus.

Le Fanfaron débarqua les mêmes marchandises que nous. A terre, je rencontrai le capitaine de frégate Le Maresquier, commandant le brick la Diligente (4), qui mouillait en rade depuis le dix septembre au soir.

Pendant notre séjour dans la ville de Basse-Terre, nous pûmes voir combien la cargaison que les deux bricks avaient apportée était utile puisque le prix de la farine, qui était à quarante gourdées avant notre arrivée, tomba tout de suite à trente.

Le dix-huit septembre à quatre heures de l'après-midi, est entré à Basse-Terre le lougre l'Actif, capitaine Loriolle, parti de Nantes le seize août, chargé de beurre, farine et autres denrées.

De notre côté, le chargement en denrées coloniales (sucre, café, coton) s'effectua très lentement et ce n'est que le vingt-quatre que nous pûmes partir; déjà, le matin à six heures, La Diligente avait appareillé mais, les bâtiments ennemis rendant le départ difficile, elle dut aller mouiller dans la rade des Saintes. A trois heures de l'après-midi, nos deux bricks vinrent la rejoindre. Nous fûmes alors retenus par le calme et l'équipage de La Diligente en profita pour finir d'effacer les dernières traces du combat qu'elle avait livré le six septembre avec le brick anglais le Curieux.

Le deux octobre, nous appareillâmes pour la France à six heures du soir par une brise fraîche du sud-est. Une demi-heure plus tard, la Diligente qui avait pris la tête des trois navires, renvoya le pilote et fit route vers les îles les plus occidentales des Saintes. Le lendemain, à trois heures et demie de l'après-midi, nous eûmes connaissance d'une voile au O.-S.-O. et nous nous dirigeâmes vers elle. A cinq heures, nous aperçûmes une voile au S.-S.-E. que nous reconnûmes pour être un navire de commerce. Le Nisus fit voile dans cette direction; à six heures, nos trois navires le reconnurent comme brick américain. Le capitaine Le Maresquier le visita et nous apprîmes par la suite qu'il venait de Saint-Vincent, colonie anglaise et qu'il était chargé de rhum et de tafia (eau-de-vie fabriquée avec les mélasses, les gros sirops et les débris du sucre de canne) pour la destination de New-York. Ce bâtiment, du port de cent vingt et un tonneaux, se nommait la Juliana et comportait neuf hommes d'équipage. Conformément au décret de l'empereur, le brick fut coulé après que l'équipage eut été réparti sur nos trois navires.

Nous passâmes le quatre octobre à six heures du matin à près de six lieues de l'île de Saba puis nous vîmes une voile à l'est. Ensuite, notre route nous conduisit à proximité de Saint-Martin.

Le jour suivant nous permit de nous désaltérer : arrivés auprès de l'île de Sombrère, nous prîmes une goélette américaine nommée la Jeane venant de Saint-Vincent avec à son bord du rhum et du tafia. Je fis  prendre quatre barriques de rhum pour augmenter la ration de l'équipage. La Diligente prit la goélette en remorque jusqu'au dix du mois; ensuite, la petite quantité de vivres à bord des bricks ne permettant pas de nourrir un surcroît d'hommes, le capitaine Le Maresquier décida de renvoyer la Jeane avec son équipage et celui de la Juliana.

Rien de spécial ne se produisit jusqu'au dix-huit, jour où nous aperçûmes une voile croisant dans l'est des Bermudes; le lendemain, bien que le vent fut tombé, la mer devint houleuse. A deux heures de l'après-midi, nous reconnûmes la voile de la veille pour une frégate. En effet, elle s'était rapprochée et se trouvait désormais à cinq lieues de distance. Jugeant que nos forces étaient trop faibles pour s'y opposer, le capitaine Le Maresquier décida de profiter de l'obscurité pour changer de route; les trois bricks se rapprochèrent alors pour naviguer à portée de voix. A l'aube, nous reprîmes les amures à tribord : nous avions perdu la frégate qui nous chassait depuis deux jours.

La mer resta houleuse jusqu'au vingt-deux octobre. Ce jour-là, le temps devint pluvieux et, dans la soirée, un grain au nord et N.-N.-E. très violent nous atteignit : nous mîmes alors le Nisus en cape sous la misaine et les voiles latines. Nous perdîmes alors de vue les deux autres bricks. Au jour, nous nous regroupâmes de nouveau. Cependant le temps resta mauvais pendant dix jours : mer grosse, temps couvert, brumes, nuages.

A l'aube du cinq novembre, nous eûmes connaissance d'un sloop à deux lieues sous le vent et nous lui donnâmes la chasse. A onze heures, il fut reconnu pour français et un canot fut mis à la mer pour aller à bord. Ce bâtiment se nommait le Prince Jérôme, parti de Morlaix le premier novembre allant à la Guadeloupe. Il dit avoir été chassé tous les jours depuis son départ, la veille par une frégate et deux bricks. Après qu'il fut reparti, la Diligente signala une frégate au sud à quatre lieues de distance; nous virâmes immédiatement de bord.

Le lendemain, nous vîmes une frégate et un brick anglais dans le sud-est courant bâbord amures à deux heures : presque au même moment, nous aperçûmes un bâtiment à trois mâts un peu par le bossoir de bâbord et un autre au vent portant avec des bonnettes sur nous. Nous continuâmes notre route jusqu'à reconnaître le bâtiment du bossoir qui venait bâbord à amures à quatre heures et demie; il fut reconnu suédois. Après un coup de canon de la Diligente, il baissa pavillon. Etant le plus rapproché, le Nisus mit un canot à la mer pour l'amariner et le brûler. Pendant ce temps, le bâtiment au vent fut reconnu malgré la nuit comme étant un brick de guerre; le Fanfaron laissa arriver dessus et lui tira plusieurs coups de canon; mais l'obscurité, le nombre des bâtiments en vue et le parage nous décidèrent à ne point le poursuivre.

Dans la nuit, il fit très mauvais temps et, le jour venu, la mer ne portait plus que nos trois bricks. Nous voyageâmes ainsi de concert jusque dans la nuit du huit au neuf où un temps affreux nous sépara.

Au jour, j'aperçus quatre bâtiments que je courus reconnaître; je leur fis des signaux de reconnaissance sans succès. Ces navires étaient une frégate, une goélette et deux bricks. Après les avoir bien reconnu, je poussai toute la bordée qui pouvait m'en éloigner. A midi, je ne voyais plus rien.

Le douze, j'avais l'espoir de voir la pointe de Penmarch. Malheureusement, j'aperçus une frégate et un brick venant à contre-bord. Je serrai le vent de suite et à trois lieues de distance, je pris les amures. Voyant ma manœuvre, ces bâtiments se couvrirent de voiles et m'ont chassé jusqu'à trois heures et demie. Comme ils virent que je gagnais sur eux, ils levèrent la chasse.

Enfin, à deux heures du matin, je reconnus la baie d'Audierne. Dans la nuit, je passai à contre-bord d'un brick anglais qui ne nous vit pas. A trois heures du matin, nous passâmes le Raz puis nous mouillâmes dans la rade de Brest. Ainsi se termina mon périple aux Antilles. »

Le capitaine de frégate Le Nétrel repartira pour la Guadeloupe dès l'année suivante. A cette occasion, il tombera aux mains des Anglais après une glorieuse résistance; il restera détenu jusqu'en 1814. La Guadeloupe, elle, sera prise par les Anglais le vingt et un février 1810.

Loïc Gaté


(1) - R. du Coudray, Les Granvillais officiers de marine, Le Pays de Granville, Avril 1936, n°34

(2) - Archives Nationales, Marine BB4 265, f° 207 à 214

(3) - Archives Nationales, Marine BB4 273, f° 201

(4) - Archives Nationales, Marine BB4 267, f° 236



suite : Georges René Le Pelley de Pléville