le naufrage du « Georges-et-Jeanne »

par André Le Gall - Association Le Penven

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Le naufrage du « Georges-et-Jeanne » n'a pas fait la Une des journaux nationaux car quelques jours avant ce dramatique abordage (20 disparus), Victor HUGO est décédé, et des pleines pages ont été consacrées à son inhumation. Début Juin 1885, on lit dans le Journal de Fécamp :

« La fréquence des abordages sur le banc de Terre Neuve, préoccupe l'opinion publique et devrait être l'objet d'une enquête sérieuse. Ces accidents sont presque toujours occasionnés par des vapeurs, qui passent au milieu des navires, sans modérer la vitesse de leur marche, brisant, renversant tout sur leur passage, sans s'inquiéter parfois ni des navires, ni de leurs équipages.
Dans les temps de brume, ces navires devraient avoir plus de prudence et avertir par la cloche, les cornets ou tout autre moyen, nos pêcheurs qui sont à l'ancre et pourraient répondre alors à ce signal par d'autres signaux révélant leur présence.
Après l'abordage du Richelieu, de notre port, nous apprenons la nouvelle d'un accident de même nature, mais bien autrement terrible dans lequel a péri le « Georges-Jean. » Cette nouvelle, datée de New-York, 28 mai, soir, est ainsi conçue :

On télégraphie de New York que le capitaine du steamer City of Rome, arrivé hier matin, rend compte que la veille, à 4 heures 30 de l'après-midi, se trouvant par un temps brumeux à 25 milles des bancs de Terre Neuve, il a abordé la barque de pêche française George-Jean qui était à l'ancre. La barque a sombré immédiatement : 22 hommes de son équipage ont été noyés.


Nous le répétons, après l'exemple de faits aussi navrants, l'étude du gouvernement et celle des bonnes pratiques devrait s'attacher aux moyens d'en éviter le retour. »

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Ce télégramme a paru dans quelques quotidiens français (Le Matin, Le Petit Parisien). C'est le seul entrefilet diffusé sur ce drame. Aucun article, aucun reportage, seulement quelques hebdomadaires locaux (Le journal de Granville, et Le Granvillais) ont relaté avec émotion les événements tragiques et leurs conséquences :

« Samedi dernier, après la publication de notre journal, il a circulé une triste nouvelle maritime : Le « Georges-et-Jeanne », appartenant à MM. Beust et Fils, de Granville, est coulé sur les bancs de Terre Neuve : 22 hommes sont noyés, dont 16 appartiennent à la ville de Granville, parmi lesquels il y en a qui laissent des veuves avec cinq enfants en bas-âge.
Cette nouvelle qui s'est répandue dans la ville de Granville comme une traînée de poudre n'a pas été longtemps sans se confirmer, voici la dépêche du journal Le Havre, du 29 mai :

« New-York, 29 mai : Le st. ang. City of Rome, parti de Liverpool, le 20 mai, pour notre port, a abordé et coulé, le 27 mai, sur les bancs de T-Neuve le nav. Georges-et-Jeanne (de Granville) cap. Blondel ; 22 hommes ont été noyés. On ignore encore quelle sont les avaries éprouvées par le City of Rome. »


Nous savons que MM. Beust et Fils, prennent l'initiative d'une souscription en faveur des familles des naufragés. Un Comité va se former sous la présidence de Monsieur le Maire, pour recueillir et répartir le produit de la souscription.

Nous apprenons que M. le Curé-doyen de Granville fera célébrer, vendredi prochain, dans l'église Notre Dame, un Service solennel pour le repos de l'âme des malheureux marins qui ont péri. On nous dit que Monseigneur Germain, voulant donner dans cette douloureuse circonstance, un nouveau témoignage de ses sympathies pour la population granvillaise, a annoncé qu'il viendrait officier lui-même. »

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New-york, 30 mai :
Voici quelques renseignements sur le navire français « Georges-et-Jeanne » (de Granville), coulé par le steamer anglais « City-of-Rome ».
« Lundi à 4 heures 1/2 après-midi, par un fort brouillard sur les bancs de Terre-Neuve, le steamer « City-of-Rome », ayant fait dans ses 24 heures 408 milles, aborda le navire français « Georges-et-Jeanne », mouillé sur le banc. Ce navire fut coupé littéralement en deux et coula immédiatement. Deux hommes, sur vingt-quatre qui se trouvaient à bord, furent sauvés. Un autre fut retiré de l'eau, mais une épave le fit disparaître ; un quatrième vint à la surface, mais saisi de crampes il coula avant qu'on ait pu l'atteindre. Après l'abordage, les passagers ont tous déclaré que le « City of Rome » filait 14 à 17 nœuds ; le sifflet d'alarme marchait. D'après la même version, l'équipage était en majeur partie en bas, et le « Georges-et-Jeanne » a disparu en moins de 30 secondes. Les quatre hommes qui étaient sur le pont ont jeté des cris affreux : les deux hommes sauvés sont : Foant et A. Herbert. »

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L'article ci-dessous est paru dans l'hebdomadaire « Le Journal de Granville » du 20 juin 1885. En lisant ce compte-rendu, sachez qu'il a été raconté par les personnes du navire abordeur (celui qui a provoqué le naufrage), et qu'il a été traduit en français. La « Ville-de-Rome » ou « City of Rome » a été condamnée par les tribunaux anglais, comme responsable de ce drame.
Les détails suivants de cet épouvantable accident sont empruntés à un journal anglais :

« Le malheureux navire était le « Georges-et-Jeanne », qui a quitté Granville (France), pour une campagne de pêche, le 3 mars. La Ville-de-Rome marchait à une vitesse réduite lundi après-midi. Les passagers disent qu'elle marchait de 12 à 14 nœuds à l'heure. Le capitaine Munro dit qu'elle marchait seulement à demi-vitesse, c'est-à-dire à environ 9 nœuds à l'heure.

Un brouillard épais régnait sur l'eau. On avait dépassé un grand nombre d'icebergs et on veillait à chaque instant à les détourner de la route du navire. Le capitaine Munro avait été constamment sur le pont depuis plusieurs heures, mais malgré cela il était encore à son poste. Les cornets à brouillards, les sifflets, les cloches sonnaient à fréquents intervalles, afin d'avertir les autres navires de son approche. Les hommes de quart écoutaient avec attention s'ils n'entendaient pas quelque son répondant à leurs signaux d'avertissement, mais on n'entendait que le mugissement de l'énorme vaisseau qui s'élançait dans sa route brumeuse. Tout-à-coup, à 44°30' un des hommes de quart découvrit les contours d'un petit navire sur la lisière du brouillard, droit devant lui. Les voiles de ce navire étaient carguées et il paraissait être à l'ancre.

« Voile devant ! » cria l'homme de quart. Le capitaine Munro ordonna à l'instant de renverser la vapeur. Il était trop tard pour éviter le petit navire. Un léger choc fut ressenti d'un bout à l'autre du navire et fut suivi d'un grand fracas au milieu duquel on entendit des cris confus. Le navire qui fut reconnu pour être le « Georges-et-Jeanne », avait été frappé à tribord, à 12 pieds environ de son avant. On vit ses matelots affolés courir en avant. Il se coucha sur le côté, puis s'enfonça en tournoyant sur le côté de la Ville-de-Rome.

Le capitaine Munro fit mettre immédiatement à la mer les canots de babord et tribord. Le navire naufragé ne resta qu'un instant le long de la Ville-de-Rome. Il s'était enfoncé rapidement de l'arrière, et deux minutes après avoir été frappé et avant que ses hommes eussent pu faire quoi que ce soit pour eux-mêmes, il s'enfonça complètement de l'avant. Quatre hommes seulement revinrent à la surface qui était maintenant couverte de débris. Des cris d'encouragement partirent du pont de la Ville-de-Rome et les quatre hommes se débattirent bravement. Des bouées de sauvetage leur furent lancées, mais aucune d'elles ne parvinrent à portée des survivants.

Pendant ce temps, les embarcations avaient été mises à l'eau aussi rapidement que les circonstances l'avaient permis. On vit un des quatre nageurs faire de violents efforts pour atteindre une pièce de débris. Sa force cependant parut faiblir soudainement ; sa tête s'enfonça de plus en plus. Faisant alors un dernier effort pour se tenir à la surface, il leva les bras en l'air et disparut. Un cri d'horreur s'échappa de la foule des spectateurs qui s'accrochaient aux balustrades de la Ville-de-Rome. Deux des trois survivants paraissaient bons nageurs et se maintenaient bravement. Le troisième était évidemment le capitaine. Il s'efforçait d'atteindre le côté élevé de la Ville-de-Rome, qui avait stoppé, saisissant un débris, il s'y accrocha et regarda pitoyablement en l'air comme pour demander secours.

Cent livres pour c’lui qui sauve cet homme ! cria plein d'enthousiasme un passager de première classe, sautant hors des balustrades et courant parmi les matelots qui se préparaient à sauter par dessus le bord pour sauver l'homme qui se noyait et un cri d'encouragement s'échappa de l'assemblée des passagers. Les volontaires furent repoussés par le 6e officier, Arthur C. Turner qui, passant un nœud coulant autour du corps, sous les bras, escalade la balustrade. Pendant ce temps, une petite corde avait été lancée à l'homme qui avait perdu son soutien sur la pièce de débris. Il saisit la corde et l'enroula au tour de son poignet droit. On le tirait doucement et l'officier Turner descendait le long du navire pour mettre une corde de secours autour de l'homme, quand ce dernier subitement devint faible. La corde commença à se dérouler de son poignet. Il essaya vainement de saisir la corde de la main gauche, l'homme était épuisé. La corde s'échappa de sa faible étreinte et il tomba en arrière dans l'eau et disparu à l'instant.

Les passagers, qui avaient vainement attendu et se préparaient à bien recevoir le malheureux sur le pont, commencèrent alors à blâmer injustement l'officier pour sa lenteur et son incapacité. Mais quand regardant la mer ils virent deux bateaux de sauvetage allant vers les deux survivants qui gardaient encore la tête hors de l'eau. Ils oublièrent pour le moment, ceux qui avaient péri. Les deux marins, qui luttaient, étaient devenus très faibles, mais ils tinrent bon jusqu'à ce que les bateaux arrivèrent et ils furent alors tirés hors de l'eau. Les canots cherchèrent avec soin parmi les débris, mais en vain, et finalement comme il semble qu'il n'y avait plus d'espoir de trouver quelques survivants, ils regagnèrent la Ville-de-Rome.

22 marins, tous mariés et la plupart pères de famille, ont péri dans cette catastrophe. 60 veuves et orphelins restent presque sans appui. Les deux seuls survivants, nommés Hubert (Albert), 34 ans, et Fiaut (Alphonse), ont été reçus à bord de la Ville-de-Rome, où tous les soins que réclamait leur triste situation, leur ont été prodigués.

Les nommés Fiaut et Hubert, seuls survivants du « Georges-et-Jeanne », sont revenus de New-York par le transport St Bernard, qui les a débarqués au Havre.

Ces deux hommes sont repartis pour Londres, appelés à témoigner dans le procès qui va avoir lieu avec l'armateur de navire abordeur.

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Les premiers échos

Conseil municipal de Granville
Séance du 1er juin 1885, sous la présidence de M. Lemoine, deuxième adjoint.

Étaient présents : MM. Cagnant, Guilliard, Herpin, Hue, Legandre, Le Prince, Letarouilly, Pannier, Pivet, Rambourg, Trocheris.

M. Letarouilly demande la parole. Dans un langage ému et que commandent encore les circonstances, il prononce les paroles suivantes :

« Monsieur le Maire, je n'ai pas compris que l'administration ait convoqué le Conseil municipal pour aujourd'hui, jour des obsèques de Victor Hugo, toute la France est en deuil...
Je n'ai pas besoin d'appuyer sur cette perte d'un grand homme, son éloge étant au-dessus de toute éloquence. Si vous me voyez ici c'est qu'en dehors de ce grand deuil un autre deuil vient de frapper notre ville, vingt familles sont atteintes par la catastrophe dans laquelle a sombré le « Georges-et-Jeanne. »
Pour venir en aide aux familles des victimes, je demande à ce que la Musique municipale, qui en prend l'initiative, donne un Concert le jeudi 11 juin, sur le cours Joinville, et qu'une quête soit organisée au profit des familles atteintes, et pour que cette quête soit productive, je demande que le Conseil délègue quatre de ses membres qui, avec le concours de M. le Commissaire de la marine, des Officiers du stationnaire et M. le chef de musique, aidés de l'Administration, engageront des dames de la ville à s'adjoindre à eux pour mener à bonne fin cette oeuvre fraternelle. »

M. Lemoine répond à M. Letarouilly que, si le Conseil a été réuni le jour de l'enterrement de Victor Hugo, c'est parce que les lettres de convocation ont été envoyés avant que ce jour fut connu.

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Heureuse initiative

Un grand élan de charité va certainement se produire à Granville pour soulager les veuves et les enfants des marins du « Georges-et-Jeanne » ; dès que la nouvelle de ce sinistre a été connue, la Musique municipale a résolu d'organiser un concert sur le cours Joinville ; on nous dit que ce concert aura lieu jeudi soir 11 juin, à 8 h. 1/2 et que des quêtes seront faites par des dames qui se sont mises à la disposition des organisateurs. Nous espérons que l'exemple de la Musique municipale sera suivi et que toute la population de Granville apportera son concours à cette oeuvre de bienfaisance.

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Pour les marins du « Georges-et-Jeanne »

On dit qu'un noir brouillard obscurcissait les Cieux,
Que des marins à bord, on en comptait vingt-deux,
Georges-et-Jeanne est à l'ancre et chaque homme à son poste
Quand un vapeur anglais soudainement l'accoste,
Un fracas, des cris sourds, un tourbillon confus,
La mer se creuse et puis… Georges-et-Jeanne n'est plus !
La vapeur se rougit et l'Anglais siffle et passe ;
Est-ce un plaisir pour lui quand un Français trépasse ?
On croit voir des wagons écraser des berceaux
Ne laissant sur les rails que débris et lambeaux.
On éprouve y songeant, l'horreur et le vertige,
Echapper à la mort c'eut été du prodige !....
Qui dira s'il fut dur, s'il fut doux leur trépas ?
Ce qu'ils ont du souffrir je ne le comprends pas.
Qu'après un jour de deuil paraisse un jour de joie,
Allez mes vers, allez où mon coeur vous envoie,
La voix de l'homme est peu pour plaindre et consoler
En deux mots tout est dit : regretter et pleurer ;
Allez, dites aux vents pour calmer la souffrance
Qu'il apportent nos morts sur les côtes de France ;
Allez dire aux mourants : On se souvient là-bas !
A tous vos survivants Granville tend ses bras ;
Allez dire aux heureux : qu'importe la richesse,
L'édredon somptueux où s'endort la mollesse,
L'or et les diamants et les mets parfumés !
La veuve et l'orphelin dans les flots agités
Voient partout des noyés.... Qu'une voix leur réponde !
Donnez, riches, donnez !..... On n'est pas seul au monde !

Donville, 2 juin
POIDEVIN

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The « City-of-Rome »
source : Norway-Heritage : S/S City of Rome, Anchor Line

Constructed of iron, clipper stem, three funnels, four masts, single screw and a speed of 16 knots.
There was accommodation for 271-1st, 250-2nd and 810-3rd class passengers.
She was considered by many to be the most beautiful steamer ever built.


Old tradecard showing the S/S City of Rome, on this picture she is rigged as a four-masted bark


On this picture showing with her sails up. Both above pictures the ships are seen
with Inman Line colors on funnels (black, white band and black top).


City of Rome with funnels painted black for Anchor Line service.
This card was issued by the agent and has an announcement on the reverse side


Photograph of the S/S City of Rome, note that the rig has been altered, yards having been removed.
This picture shows her rigged as a four-masted schooner

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From « The Atlantic Ferry » by A. J. MAGINNIS (p.49):

..the City of Rome was launched at Barrow on June 14th, 1881, and sailed on her first voyage from Liverpool, October 13th, 1881. This graceful vessel was the subject of much comment when being built, but the great expectations were, however, not realized. The construction of the hull, beyond being exceptionally strong, calls for no comment. She was built of iron throughout, and was 560 feet long, 52 1/4 feet broad, and 37 feet deep, and of 8144 tons; three funnels were for the first time fitted, which being uniformly spaced with four masts, gave the vessel a noble appearance in conjunction with the graceful bow and general outline of the hull. For the machinery, which was also by the Barrow Company, the three-crank engine was adopted, but it differed from the other types in the fact that there were six cylinders, three high-pressure, each 46 inches, and three low-pressure, each 86 inches diameter, fitted tandem fashion, with a stroke of 6 feet. A great departure was made in the working of the slide-valves by means of spur-wheels, which geared the weigh-shaft (on which the eccentrics were, fitted) with the crank-shaft, and thus enabled the valves to be fitted at the back of the cylinders. Hollow shafting was also fitted throughout, except for the propeller length. The boilers, which were of the usual type in iron, carrying 90 Ibs. pressure, were eight in number, with forty-eight furnaces' placed two and two in fore and aft line, which enabled a water-tight bulkhead to be fitted fore and aft on each side, so as to form the coal bunkers; this excellent arrangement was, however, altogether altered, as well as other parts of the machinery, after she was, returned to the builders, with a view of attaining a speed more in accordance with the newer Atlantic vessels. After completion of these alterations, she was again put in the Express Service, under the auspices of the Anchor Line, in 1884, where she remained until 1891.



suite : la presse locale

 

« Je suis à la recherche des descendants d'Alphonse FIAUT et Albert HUBERT qui ont été rapatriés de New-York au Havre. Je ne sais à quelle époque ils sont arrivés au Havre. Ensuite ils ont dû aller témoigner devant la justice anglaise, car le steamer anglais était en faute, et ce sont les tribunaux anglais qui ont jugé l'affaire.
Je voudrais savoir s'il y a des tombes où des descriptions de ce naufrage à Terre-Neuve. Paraît-il qu'il y aurait une tombe au nom d'un Le Penven ».

André Le Gall